"Nous sommes hommes et nous nous tenons les uns et les autres par la parole"

Rencontre.

 

"Nous sommes hommes et nous nous tenons les uns et les autres par la parole".

                                                                                              (Montesquieu)

"Toutes les fleurs de l'avenir sont dans les semences d'aujourd'hui"

                                                                                  (Proverbe chinois)

 

                             — L'homme se lève du banc où il est assis, il vient vers moi, à ce qui me semble. Pourtant je ne le connais pas, pas plus que lui ne me connaît.

Il m'interpelle, mais d'une manière ambiguë. D'une voix trop forte pour être celle d'un quémandeur; avec un regard trop large pour ne s'adresser qu'à moi.

Il a une démarche peu sûre. Il ne titube pas, mais la bouteille qu'il tient à la main est vide.

Il fait partie intégrante de cette espèce d'homme qui a appris à parler avec soi-même, à discuter avec soi-même, à parler au vent, au soleil, aux oiseaux…sans plus se soucier des centaines de visages qui coulent le long des vitres de ses yeux.

Seul, il ne cherche plus à apprivoiser la foule…un geste, un regard, un sourire…rarement un geste d'accueil ne vient étancher sa soif des autres, jamais le feu d'un regard ne s'offre pour le réchauffer, quant aux sourires, ils ne sont pas pour lui…pas une seule oreille attentive qui lui ferait l'amitié de l'écouter…

Alors, ce matin-là, c'est comme une force incoercible  qui le pousse à vider le trop plein de lui-même, sous le poids des eaux trop longtemps contenues, un barrage s'est rompu en lui…il parle, non pas au vent ou aux oiseaux, mais à des humains, à ses semblables!

 

Ses propos ne sont pas incohérents, mais décalés, inappropriés à ce jour de marché, à ce boulevard, aux clients qui s'affairent, aux forains qui proposent leurs marchandises. C'est comme une déclamation heurtée,  un texte fluide et haché à la fois, comme si son souvenir venait juste à temps pour être dit.

 

Je me souviens de quelques mots qui se bousculent sur ses lèvres, ils sont malhabiles; il est question d'un mur entre lui et la foule, de l'esclavage où je suis enfermé et sa liberté à lui, de la puissance des riches, de l'€uro, du Dollar… de son droit à la parole… Je me souviens du texte : c'est un cri d'existence. L'homme du banc réclame son dû d'existence. Il me rappelle les hommes et les femmes que j'ai côtoyés à la Chartreuse de Valbonne qui, dans leur délire, nous criaient parfois des vérités incontestables. Ce sont des phrases remâchées, mais une vraie parole d'un homme pas encore éteint. La parole est le signe de l'être.

Pourtant, quoi de plus tragique que de découvrir un individu enlisé et asphyxié en marge de la société, dans la permanence de ses jours ?

 

En le dessaisissant peu à peu de tout ce qui le constituait socialement, on a appris à cet homme le renoncement et l'abandon, on lui a enseigné durement le repli sur soi: il sait n'être plus rien, avant de n'être plus.

La parole qu'il prend, il la prend comme on prend le pouvoir, par un éclat, par un trouble à l'ordre public. C'est cette parole qui compte, celle qui hurle contre l'exclusion, celle qui refuse l'impuissance.

Bien sûr, c'est l'alcool qui l'autorise à se dire, l'alcool qui dénoue l'interdit. Ebriété contre casse sociale, désordre contre désordre, comme si, dans le retour de la parole, il y avait forcément contestation.

 

L'homme a fini son discours et va se rasseoir. Je ne sais pourquoi, je m'assieds près de lui sur le banc. Pendant un long silence, durant lequel nous regardons et écoutons l'animation du marché, je me resitue à la Chartreuse de Valbonne avec, dans les oreilles, les paroles et les conseils d'un psychiatre, — décédé depuis — concernant ces personnes qui n'ont plus droit à la parole; chose pourtant essentielle à la vie des hommes :

                                                     Le Dr Lamarche disait ceci," prendre en compte la parole d'une personne ne signifie pas automatiquement que l'on accepte sa demande; il s'agit d'abord de l'écouter, de prendre le temps de parler avec elle, de lui montrer que nous prenons en considération ce qu'elle exprime.

Reconnaître l'autre dans sa parole, l'écouter, lui renvoyer ce qu'il dit. L'interroger pour s'assurer que l'on a bien compris, c'est lui permettre, à nouveau d'exister. D'être lui. De se situer.

Souvent nous nous trouvons devant des parcours d'existence difficiles, si ce n'est dramatiques. Si écouter, c'est questionner la vie, il faut savoir laisser les questions sans réponses, qui sont les questions de la vie.

Il ne faut pas, encore une fois, voler les questions au sujet barré en répondant à sa place. C'est difficile. Mais c'est le respect de l'intégrité retrouvée de l'autre.

La parole, écoutée, prise au sérieux, devient pour cet autre, facteur de liberté."

 

Le premier, il rompt le silence. Nous faisons brièvement connaissance. Très avare sur son passé, il m'apprend quand même, que sa femme l'ayant quitté, il a perdu pied dans son travail et que, depuis lors, il y a déjà trois ans, il est complètement déstabilisé et désorienté…"J'ai abandonné mon métier de professeur technique dans un lycée, et j'ai pris la route…"

Pourtant, en l'écoutant, sur le banc, je n'ai pas le sentiment d'être en présence de quelqu'un de déstabilisé et désorienté; je suis sous le charme de sa parole!

 

Les mêmes mots qu'il criait tout-à l'heure à la foule  : le mur, la puissance, la liberté, la parole …sont ceux d'un philosophe qui me donne une leçon de vie…au raz des pâquerettes!

Pour l'an de grâce 2004, c'est le digest de la "méditation" du S.D.F. qui a croisé ma route, un certain matin de l'année qui s'achève, que je sème à tout-vent:

 

"Les murs ne sont pas toujours au dehors…   

Dans tous les murs, il y a une lézarde,

Dans toute lézarde, très vite, il y a un peu de terre.

Dans cette terre, la promesse d'un germe…dans ce germe fragile, il y a l'espoir d'une fleur.

Et dans cette fleur, l'assurance, la certitude ensoleillée d'un pétale de liberté.

 

Oui, la liberté est un germe même dans les murs les plus hostiles.

La liberté peut naître d'une fissure, d'un abandon, d'une rupture,.

Mais la liberté peut naître aussi d'une rencontre, d'un mouvement, d'une ouverture.

La liberté a de multiples visages, elle est parfois la caresse d'un regard qui a croisé le mien.

L'élan d'une parole qui a transformé la mienne pour en faire un chemin.

 

Les murs les plus cachés sont toujours au-dedans;

Et dans ces murs aussi, il y a des lézardes…

 

Laisse pousser tes fleurs, elles sont les germes de ta vie à venir! "

 

 

Avec une bonne et heureuse année ensoleillée pour tous!

 

 

                                                                                                       Robert Chazal

 

Retour à la page des Paroles