Combat d'arrière garde

 

Combat d'arrière garde.

 

Des minutes, des heures, une irruption brutale dans le schéma sans cesse contrarié

du travail ou du repos. Une agression qui se moque de la nuit comme du jour.

Un facteur d'angoisse dans l'attente comme dans la surprise; un effort douloureux

pour bien entendre, bien comprendre, bien retenir. Trop court, trop long passage,

rapide qui n'a pas mission de s'arrêter. Je ne peux définir sans oublier des impressions

essentielles, ce que nous apporte l'usage du téléphone.

 

"Tu le sais bien, je n'ai pas le temps de t'écrire". Voilà ce qu'on me dit.

C'est fini le temps des longs messages.

Ils étaient une espèce de bataille contre la feuille blanche. Ils dévoraient un temps

indispensable ailleurs.

Le temps de composer un numéro ou plus simplement d'appuyer sur une touche

programmée, c'est si simple. Le temps d'écouter des données enregistrées.

Ainsi pouvons-nous écouter au volant de notre voiture à l'arrêt en bord de route, le digest

d'une documentation fiscale mensuelle. Bientôt nous aurons le dernier journal,

le dernier roman, les conseils pour tuer les pucerons des rosiers.

On empile dans un meuble prévu à cet usage des centaines et des centaines de CD, DVD,

cassettes, diskettes, bandes…Comme on empile dans une entreprise les listings de la

comptabilité ou des salaires.

 

On ne pourra plus, dans un moment de cafard, tirer de son portefeuille quelques pages

d'une lettre dans laquelle on vous raconte des événements de la vie, dans laquelle on vous

apporte par la magie de quelques mots, un peu de tendresse, une expression, bourrue

ou légère, mais qui dit la présence, le partage.

 

J'ai consacré dans ma vie des heures et des heures à maintenir et à nouer avec ceux

que j'aime des liens que l'absence, l'éloignement, les soucis ignorés auraient obligatoirement

distendu, détordu comme ces élingues de navires, frottées aux bornes d'amarrage

et qu'on voit tout à coup, lorsque l'âge les a rabotées, éclater et se tordre comme des serpents

avant de revenir de part et d'autre du quai et du navire comme des mèches de fouets capables

de tuer l'homme qui les reçoit. Ainsi se détordent et meurent les liens les plus solides

quand ils sont abandonnés aux tempêtes de la vie.

 

Témoignage du présent, véritable drogue de chaque jour, la lettre nous restitue toutes

les pensées de ceux qui nous ont précédés. Quand de sa bouche remplie d'un liquide ocre

notre ancêtre de la grotte Chauvet pochait une main sur la roche, pour que la petite femelle

de l'homme lise ce dessin comme un message d'amour, c'était l'insertion de la poésie et du

rêve dans cette boite crânienne plus rude que la nôtre où s'élaborait le devenir de la tribu.

Alors sans doute la femme lisait et relisait ce message et l'homme attendait une réponse.

 

Quelle est notre dessein quand nous écrivons une lettre?

Exprimer aussi précisément que possible ce que nous voulons porter à la connaissance

de l'autre. Le flou de la conversation, ses redites, ses erreurs d'appréciation, tout cela ponctué

d'onomatopées surprenantes: ouai, tchaou, dac, tout cela nous est évité dans une lettre qu'il

faut construire comme un dessin, avec des hésitations, des idées forces, des images précises.

 

 

Vous me direz que précisément toutes ces précautions, tout ce filtrage traduisent

une image volontairement favorable de celui qui écrit. C'est vrai, mais c'est encore un autre

avantage. On ne peut pas construire une idée ou un personnage avec des éléments truqués

sans commettre un jour une erreur, sans forcer la dose, sans provoquer une analyse

impitoyable des motivations inavouées.

Cela permet donc tôt ou tard une appréciation sans illusion, après laquelle il ne reste

du personnage que le souvenir d'un minable acteur de comédie. La lettre oblige aux aveux,

nous place implacablement en face d'une espèce de miroir. Il faut s'y reconnaître un jour

tel que l'on est en vérité.

Quand, le stylo à la main je retrouve mes proches, mes amis, je respecte une espèce

de liturgie. Je rédige les adresses sur les enveloppes. Je les classe par ordre d'urgence

ou d'importance. Je prends dans une boîte des timbres qui apportent au rectangle blanc

la lumière, le souvenir, la joie. C'est un vitrail, un tableau, une évocation.

Cela aussi je le partage sans souci du tarif postal. Il y a des noms, des adresses, des souvenirs,

des visages. Ils vont entrer dans la pièce, un à un pour une conversation à laquelle

ils répondront plus tard.

 

On reçoit moins le message que l'image de celui qui le rédige. Il est vivant

avec ses grandes et petites passions, avec l'aveu de ses défaites et le triomphalisme

de ses victoires.

 

Ah! Si vous saviez le temps que je gagne depuis que j'envoie des courriels!

 

        Ah! Ces lettres!  "Sabine as-tu écrit à ta marraine?" Lucien, ta carte pour

grand-mère est-elle prête?"

Ah! Oui! Les lettres pour la "bonne année": il va falloir recommencer cette corvée

traditionnelle. Bof! Il y a belle lurette que nos jeunes s'en dispensent.

Et puis on vend de si jolies cartes illustrées qui font une si belle exposition sur la cheminée.

Avec quatre mots du genre "Bonne année, bons baisers", ça va vite. Et ça suffira bien.

Des vœux? Pieux ou pas? Creux? Inutiles? Je ne sais!

 

"Souhaite toujours, qu'est-ce que ça changera? Ricanent les réalistes.

Puisque je sais que tu sais que nous n'y attachons pas plus d'importance l'un que l'autre,

à quoi bon ces simagrées?"

Et puis la tante Ursule et si loin, on la voit si peu souvent. Elle commence à radoter,

la chère femme, entre ses poules et son chat. Quoi lui dire qui l'intéresse?

Notre vie est si différente de la sienne qu'on est quasi comme des étrangers.

Il faut vivre avec son temps; et l'on est si occupé!

La tante Ursule, la vieille mémé ne sont pas gênantes: elles vivotent, sans bruit,

dans leur coin. Elles font leurs beaux jours d'un rayon de soleil, d'un sourire des gosses

qui passent ou d'un bout de gâteau de la voisine. Leurs grandes affaires, c'est la rose trémière

qui dépérit ou la minette qui a fait ses petits.

Pourtant, quand le soir tombe, elles pensent à ceux qui sont loin:

"Les Jean-Louis n'ont pas écrit depuis trois mois. Plus personne ne téléphone;

Josiane a-t-elle réussit son examen? Les affaires de René n'étaient pas brillantes,

va-t-il s'en sortir?…"

Les nuits sont si longues: la mémé est lasse de n'en pas finir de se reposer.

Et le jour, elle guette le facteur sans rien dire: sait-on jamais…

 

 

Vieille coutume périmée, corvée insipide, ces lettres qui pèsent tant?

Ou lien fragile, mais vrai, qui va raviver un souvenir, réchauffer une solitude,

prouver une affection?

Ce ne sont pas vos souhaits de bonheur et de santé qui m'importent!

C'est de savoir que vous vivez, de partager vos joies et vos peines, de voir que vous pensez

encore un peu à nous; grands-parents vieillissants, lointains cousins, vieux amis.

 

Il fera peut-être froid cet hiver: nous avons pris nos précautions pour le chauffage.

Comme il fait froid entre les hommes quand ils ne savent pas écrire avec leur cœur!

– – –

 

Le texte qui suit est tiré du Journal du Combattant du 4me trimestre 2005.

 

                                                " La lettre oubliée "

 

Tapie dans le tiroir d'un vieux meuble du grenier,

J'ai exhumé de son linceul de poussières, une lettre oubliée!

Telle une fleur fanée, marquant la page d'un roman inachevé,

La vie semblait s'être arrêtée, sur ces écrits retrouvés!

 

La sarabande des mots, dont l'encre déjà s'effaçait,

Comme le souvenir des choses qui en transparaissaient,

Me faisait penser à ces vieux disques, restés sans voix, et sans musique,

Mais dont les sillons de cire, conservent en mémoire toutes les harmoniques!

 

Ce papier, couleur violette, aux fragrances du passé,

Fait ressurgir en moi, de lancinantes et douloureuses pensées!

Je revois ma tendre mère, sur cette lettre s'appliquer,

Sensée me donner les nouvelles de la famille disloquée!

 

Bien des larmes sont venues diluer, de cette encre la couleur,

Comme pour en atténuer la sinistre noirceur!

 

Ses jolis doigts si fins, que tant de durs travaux sont venus alourdir,

Mais n'avaient pas réussi à déformer, ni à enlaidir,

Couraient le long des lignes ténues, pour exprimer son affection,

Et hélas! Cacher aussi sa secrète affliction!

 

En ce temps là, Paris occupé, martyrisé, souffrait de sinistrose,

Mais Maman, dans cette lettre, me parlait du jardin où fleurissaient les roses!

Me cachant, ce que par ma faute, arrêtée, elle avait subi des Allemands!

Alors que moi, loin de ces tourments, je m'étais enfui lâchement!

 

Ô! Lors de ces évènements, je n'étais encore qu'un enfant,

Ne pouvant supporter ni l'ennemi triomphant, ni son joug étouffant!

 

Loin de ces jours douloureux, qui se soucie encore,

Des mères éplorées, déchirées par la guerre et ses nombreux morts?

Ainsi, combien de pauvres mots, aux écritures tremblées,

Sont restés sans réponse, crucifiés sur de sanglants barbelés?

 

NON! Ne brûlez jamais les souvenirs et les lettres,

De celles et ceux qui vous ont aimés de tout leur être!

Seuls témoins d'un passé révolu à jamais,

Moments figés dans l'éternité de ceux qui nous aimaient!

 

Et que nous ne pouvons abandonner,

Si nous voulons un jour, quelque part, être pardonnés!

 

Alors, j'ai remis pieusement cette lettre au fond de la vieille armoire,

Sachant que plus jamais je ne la relirai, mais la garderai en mémoire!

 

                                                Orsan, décembre 2004 – Raymond ESPITALÉ

                                                            Chevalier de l'Ordre National des Arts et des Lettres.

 

Qu'ajouter à ce bouquet final?

Au plaisir de vous lire sur le Net, mes meilleurs vœux à chacun et chacune pour 2006.

                                                                                                                                   

                                                                                    Robert Chazal

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